ATTENTION, cet article date de 2015.

Pourquoi le buzz ?

Vendredi dernier, les candidats au baccaulérat 2015 (session S et ES) ont eu à traiter un texte de Laurent Gaudé, extrait de la pièce Le Tigre bleu de l’Euphrate.

Pour ceux qui ne l’auraient pas lu, je le partage en fin d’article.

Une fois l’épreuve terminée, les candidats sont, comme de coutume, allés regarder les réponses sur les différents sites et réseaux sociaux. Ceux-ci affirmaient que le tigre était une référence au fleuve le Tigre (situé non loin de l’Euphrate). Il semblerait que certains candidats aient été déçus à l’idée de ne pas avoir vu d’allusion à ce fleuve.

Du coup, la polémique traverse internet : s’agit-il d’un animal, ou d’un cours d’eau ?

Je propose ici de donner mon avis.

L’émergence du tigre

Alexandre le Grand s’adresse ici à la Mort et affirme qu’il s’est acharné à faire des conquêtes, qu’il n’a maintenant plus rien, et qu’il aurait dû poursuivre un tigre bleu… Comment ça ? Que fait ce tigre bleu au milieu de l’histoire d’un personnage historique et épique ?

Les ennemis du tigre fleuvial

La discussion sur ce fameux tigre a fait des polémiques. Puisqu’il n’y a pas de majuscule à tigre, il ne peut donc s’agir d’un fleuve. Il y a donc bien un tigre bleu qu’aurait dû poursuivre le personnage.

Cela dit, il me semble qu’on oublie là une composante essentielle du texte dit poétique : celui de ne pas tout dire. D’accord, il s’agit là d’une pièce de théâtre. Mais ne peut-on pas remarquer un certain rythme, une certaine musique ? Un épanchement quasi lyrique, à travers l’usage de la première personne ? Ce texte est un texte poétique.

La littérature en elle-même n’est pas une notice technique avec la corrélation : un mot= une signification. Le texte littéraire est polysémique ; sa signification est large. La littérature n’est pas un dictionnaire, et la poésie l’est encore moins.

Mallarmé disait : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve… ». Nous sommes bien d’accord sur le fait que Mallarmé ne brillait pas par sa limpidité d’expression… Cependant, je crois qu’il a raison, la littérature est toute entière dans la suggestion. Le tigre est nommé, bien entendu. Mais il y a ce que l’on appelle « surdétermination » du mot en poésie (le même mot, la même phrase peuvent être vus sous des angles différents). Le mot « tigre » renvoie à plusieurs réalités. C’est cela la littérature.

Les différentes significations du « tigre »

Oui, le tigre est bien un animal. Oui, il est possible d’envisager que le locuteur ait eu une hallucination d’un tigre. Et pour bien montrer que ce tigre n’existe pas, on l’imagine bleu. L’image est un peu surréaliste, mais elle est plausible.

Cependant, cela ne signifie pas que la référence au Tigre (le fleuve) soit incorrecte. Quand on pense à un mot, on peut « voir » différentes images liées à celui-ci. C’est ce que l’on appelle la connotation (un mot évoque différentes choses chez les gens). Il est clairement difficile, pour un public qui a suivi convenablement ses cours d’histoire en classe de seconde de ne pas penser à « Tigre » quand on lui dit « Euphrate ». Dans « Je suis celui qui n’a pas osé suivre jusqu’au bout le tigre bleu de l’Euphrate », en ce qui me concerne, je pense immédiatement au fleuve. Non seulement, « tigre » est à côté d’ « Euphrate », mais la couleur bleue renvoie à la couleur de l’eau. En plus, dans le chapeau d’introduction, « Tigre » est écrit avec une majuscule, ce qui montre que les enseignants auteurs du sujet ont donné un indice au candidat pour y voir une référence à un fleuve (même si nous n’avions pas besoin ce cela).

En passant, il me semble aussi que le tigre renvoie au désir du personnage ; il symbolise la poursuite d’une idée impossible, la persévérance devant un idéal personnel, et va de pair avec toute la réflexion entamée sur l’identité (une interrogation sur l’essence du personnage, sur son âme).

Rassurez-vous si vous n’avez pas pensé au fleuve.

Clairement, si vous avez pensé à dire qu’il pourrait y avoir une référence au Tigre, vous prouvez votre culture générale. Vous avez appris vos cours d’histoire-géographie, c’est bien. Peut-être vous rappelez-vous le moyen de retenir les deux fleuves : « Quand la poule voit le tigre, l’œuf rate » (à ne pas citer dans votre copie tout de même)

Cependant, si ce n’est pas le cas…

Sachez qu’à condition de ne pas dire l’inverse de ce que dit le texte (par exemple, il ne faut pas dire qu’Alexandre le Grand trouve cela formidable de mourir car il a fait plein de conquêtes, et qu’il a encore tous les attributs qui font de lui un guerrier, comme l’épée et le cheval), vous pouvez dire ce que le texte vous inspire (et surtout le prouver).

Si cela ne correspond pas au plan détaillé du site : www.je-vous-donne-un-corrigé-tout-fait-du-bac-et-j’ai-raison.com, cela ne signifie pas que vous avez 2/20. La littérature est affaire de sensibilité, pas de cahier des charges à cocher (Parler de l’anaphore. Validé. Parler de l’homme qui combat. Validé. Parler des sentiments du personnage face à sa mort prochaine. Validé. Parler du Tigre en tant que fleuve. Validé). Autrement dit, la polémique sur le «C’est pas juste ; la référence au fleuve n’était pas claire » ne tient pas la route. Si vous avez réfléchi sur le texte, compris ce que voulait dire l’auteur et la façon dont il l’a dit ; autrement dit, si vous avez élaboré une réflexion personnelle sur le texte fondée sur une certaine sensibilité, personne n’en n’a rien à faire de savoir si vous avez perçu toutes les connotations derrière le mot « Tigre ».

Je n’ai rien à dire pour conclure, sinon que le texte est très beau, très riche en signification, et qu’il mérite qu’on s’y attarde, et pas seulement pour se demander si le sujet était trop difficile, trop ambiguë. La littérature est ambiguïté ; sinon, il ne s’agit pas de littérature, mais du dernier Closer.

L’extrait se situe à la fin de la pièce, composée de dix actes. Une seule voix se fait entendre, celle d’Alexandre le Grand. Au premier acte, il se prépare à mourir et chasse tous ceux qui se pressent autour de lui. Il raconte à la Mort, qu’il imagine face à lui, comment le Tigre bleu lui est un jour apparu et comment il a su que le but de sa vie était de le suivre, toujours plus loin, à travers le Moyen-Orient. Mais, cédant à la prière de ses soldats, il cesse de suivre le Tigre bleu pour faire demi-tour.

[…]

Je vais mourir seul

Dans ce feu qui me ronge,

Sans épée, ni cheval,

Sans ami, ni bataille,

Et je te demande d’avoir pitié de moi,

Car je suis celui qui n’a jamais pu se rassasier,

Je suis l’homme qui ne possède rien

Qu’un souvenir de conquêtes.

Je suis l’homme qui a arpenté la terre entière

Sans jamais parvenir à s’arrêter.

Je suis celui qui n’a pas osé suivre jusqu’au bout le tigre bleu de l’Euphrate.

J’ai failli.

Je l’ai laissé disparaître au loin

Et depuis je n’ai fait qu’agoniser.

A l’instant de mourir,

Je pleure sur toutes ces terres que je n’ai pas eu le temps de voir.

Je pleure sur le Gange

lointain de mon désir.

Il ne reste plus rien.

Malgré les trésors de Babylone,

Malgré toutes ces victoires,

Je me présente à toi, nu comme au sortir de ma mère.

Pleure sur moi, sur l’homme assoiffé.

Je ne vais plus courir,

Je ne vais plus combattre,

Je serai bientôt l’une de ces millions d’ombres qui se mêlent et

s’entrecroisent dans tes souterrains sans lumière.

Mais mon âme, longtemps encore, sera secouée du souffle du cheval.

Pleure sur moi,

Je suis l’homme qui meurt

Et disparaît avec sa soif.